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La Tanière de Sìne
La Tanière de Sìne
13 juillet 2008

Ocre rouge

A Yaridia, ma petite muse.

Gheela courait, hors d’haleine. Le Soleil d’hiver était bas sur l’horizon. Il lui fallait se hâter. Épuisée, elle forcit cependant le pas. Elle n’aurait manqué la cérémonie pour rien au monde.

Enfin, elle déboula des roches sur la plage et s’arrêta pour reprendre son souffle. Personne ne faisait attention à elle. La jeune fille se glissa parmi un groupe de femmes qui préparaient la viande à rôtir. Elle y trouva sa sœur, Serku. Échangeant un bref salut, elles travaillèrent le plus vite possible: le Soleil allait toucher les montagnes. Gheela brûlait d’impatience.

Soudain, le coup de tambour. Aussitôt, ce fut une ruée vers le feu central. Chacun tentait d’apercevoir les derniers rayons de leur Père qui allait mourir et renaître cette nuit-là. Gheela prit sur ses frêles épaules sont petit frère de quatre hivers, qui n’aurait sans cela rien vu du tout. Elle-même avait chipé un caillou de foyer et était grimpée dessus.

De grands cris retentirent lorsque la dernière lueur disparut. Alors tous s’assirent autour du grand brasier. Maheg, le chaman, resta seul debout. De sa voix grave et profonde, il présenta le vieux chef de la tribu des Montagnes, qui avait amené sa glaise grise, puis le nouveau jeune chef du village du Grand Lac, avec son argile verte. Enfin, il tira lui-même à la lumière l’ocre rouge du Clan de la Forêt.

Aussitôt après, des bols et outres furent amenés et l’on commença à délayer les terres dans l’eau. Gheela, fascinée par l’ocre, se fit plusieurs fois rabrouer car sa spatule restait en suspens de longs moments.

Puis commença la Transformation. Qui une branche autour du ventre, qui une ramure sur la tête, qui des plumes nouées aux bras, chacun une fois nu se para de tout ce qui lui tombait sous la main. Gheela avait déniché une vieille carcasse de Corneille. Elle noua dans ses cheveux bruns le bec et quelques os, récupéra les plumes et se les accrocha autour des mollets. Avec un remerciement à l’Esprit de l’oiseau, elle enterra le reste.

Ensuite on se mit à se couvrir de terre colorée. La jeune fille dessina des traits sur son visage avec de l’argile verte, et de nombreux motifs d’ocre sur son corps. Puis elle eut une idée et enduisit ses longues mèches avec la terre rouge, les façonnant en une coiffure élaborée, en prenant garde de laisser visibles les os de Corneille, et le bec sur son front.

Quand tout le monde fut paré, Maheg frappa un grand coup sur son large tambour. Tous s’assemblèrent à nouveau en cercle, assis tranquillement, les yeux fixés sur le chaman. Ils formaient une étrange assemblée, qui semblait sortie tout droit des anciennes légendes, quand leurs ancêtres vivaient encore sans vêtements et sans villages fixes. Gheela était galvanisée par les ombres dansantes projetées par le brasier, l’odeur âcre des terres colorées, la lueur fantomatique de la Lune au-dessus d’elle et par le son intense et vibrant du tambour sacré.

Maheg, lui-même orné de divers feuillages, de cliquetants coquillages et d’une ramure de cerf, frappait à un rythme lent. Tandis qu’il l’augmentait progressivement, Gheela sentit son cœur s’accorder au tambour et battre de plus en plus vite. Lorsque la cadence atteignit l’insoutenable, le chaman laissa échapper un puissant cri:

« Talamh ! »

Alors tous reprirent le mot en hurlant, se levèrent et se mirent à courir, sauter et danser autour du feu en gesticulant et s’égosillant, tandis que les anciens joignaient leurs tam-tams au grand tambour.

Gheela, dansant et hurlant, sentit s’éveiller en elle la Force primitive, son âme sauvage et brute d’animal. Elle se sentait unie à la Terre dont elle criait le nom. Portée par un courant de puissance venu du rythme effréné des percussions, de la terre sacrée sur sa peau, du froid de la nuit et de la chaleur de son sang, elle perdit toute notion du temps et de la réalité.

Elle se souvenait avoir sauté au-dessus du feu en appelant la renaissance du Soleil, avoir dévoré en quelques bouchées une cuisse de chevreuil rôtie, s’être mise à quatre pattes sur la berge pour laper un peu d’eau. Elle se rappelait une main étrangère qui s’était posée sur sa hanche. Elle avait fait volte-face: c’était un jeune homme de trois ou quatre hivers plus âgé qu’elle. Elle l’avait repoussé et lui avait montré son poignet gauche, vierge de la cicatrice qu’on traçait aux jeunes filles lors de leur Premier Sang. Elle se souvenait surtout avoir dansé comme jamais elle n’aurait cru possible…

Au petit matin, alors que les tambours et les cris s’étaient tus, Gheela se tenait silencieuse avec les autres, la tête tournant encore, le visage levé vers l’Est. Un premier rayon poignit, et tous éclatèrent en chants et cris de joie. D’un même élan, ils s’engouffrèrent dans la rivière glaciale et se lavèrent mutuellement en de grands éclats de rire assortis d’éclaboussures.

***

A la tombée du jour, Gheela se dirigea d’un pas vif vers la cabane de Maheg, située un peu à l’écart du village. A nouveau propre et lucide, elle avait tout de même gardé le bec de Corneille, à présent noué en pendentif autour de son cou fin et pâle.

Elle aperçut le vieil homme dans son enclos à volailles et le salua, puis annonça solennellement son acceptation à la proposition de la veille: au printemps suivant, elle commencerait à ses côtés à connaître et maîtriser les Forces de la Nature…

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Inspiré de Chroniques des Temps Obscurs et d'un récit de ma chère Zoziau.

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